Comptoirs de limonade et innovation

06 février 2017
Headshot of Abdullah Snobar, executive director of the DMZ at Ryerson University.

Cet article d’opinion a paru dans le magazine Options politiques le 6 février 2017

par Abdullah Snobar, directeur exécutif de la DMZ à la Ryerson University et conférencier à Carrefour 2017, organisé par Universités Canada.

Préparer la prochaine génération de chefs de file en inculquant très tôt le sens de l’innovation et l’esprit d’entreprise.

En 1873, Edward Bok, 10 ans, a eu une idée : étancher la soif des New-Yorkais sous le soleil écrasant de Brooklyn en leur proposant des verres d’eau glacée, pour un cent.

Le succès ne s’étant pas fait attendre, la concurrence a fleuri, mettant à mal les profits d’Edward. Mais il en fallait plus pour arrêter notre jeune entrepreneur en herbe qui, ajoutant un peu de citron et de sucre à son eau, s’est tourné vers la vente de limonade pour trois cents le verre.

Le premier comptoir de limonade créé par un enfant était né.

Depuis, des générations de jeunes entrepreneurs installent leurs propres comptoirs pour vendre de la limonade à leurs voisins et amis pendant les chauds mois d’été. Les comptoirs de limonade sont en réalité devenus un symbole du capitalisme et de l’entrepreneuriat nord-américains. Un symbole qui perdure de génération en génération.

Si vous entrez de nos jours dans une salle pleine de dirigeants et que vous leur demandez lequel d’entre eux a exploité son propre comptoir de limonade étant enfant, l’écrasante majorité se souviendra que c’était leur « première entreprise ».

Pourquoi l’ambition entrepreneuriale de tant de jeunes s’étiole-t-elle avec l’âge? Pourquoi n’en viennent-ils pas à caresser le rêve d’une carrière d’entrepreneur viable? Pourquoi beaucoup sont-ils attirés par des carrières plus traditionnelles, comme celles de médecin, d’avocat ou d’ingénieur?

La réponse réside peut-être dans notre système d’éducation, où les matières enseignées sont principalement axées sur les carrières traditionnelles.

Bien que notre monde ait totalement changé depuis une centaine d’années, notre système d’éducation reste le même à maints égards.

En classe, les enfants sont la plupart du temps assis derrière leurs pupitres bien alignés, comme avant. Ils suivent le programme d’études imposé. Ils restent astreints à des examens normalisés, ce qui laisse peu de place à l’innovation. Seuls quelques enseignants sont prêts à bousculer le statu quo.

Il ne s’agit nullement de dénigrer les modèles traditionnels éprouvés qui ont servi à préparer des millions d’enfants à la vie professionnelle. Il est temps de nous interroger : en faisons-nous assez pour inciter les enfants à devenir entrepreneurs ou comptons-nous pour cela sur les cours facultatifs proposés au secondaire, ou encore sur l’éducation postsecondaire?

Trop de jeunes esprits créatifs quittent l’école sans compétences entrepreneuriales ni esprit d’innovation.

Bien des choses ont été écrites sur la transformation de l’économie canadienne. D’après les spécialistes, il faut passer d’une économie fondée sur les ressources à une économie basée sur l’innovation, mieux adaptée au passage de l’ère industrielle à l’ère numérique. Nous sommes conscients de l’urgence d’agir. La technologie transforme aujourd’hui pratiquement chaque aspect de nos vies et nous permet de livrer concurrence dans tous les secteurs, partout dans le monde.

Le gouvernement fédéral a souscrit à ce point de vue en annonçant son tout premier Programme d’innovation, ouvrant ainsi la voie à un renforcement de l’entrepreneuriat et de l’innovation en tant qu’éléments essentiels à l’emploi, à la croissance et à la prospérité.

Le gouvernement insiste sur le fait que, en dépit des tous atouts (généreuses mesures incitatives sur le plan fiscal, solide santé financière, main-d’œuvre très instruite et diversité culturelle), le Canada accuse un retard en matière de recherche-développement, de capacité de ses entreprises émergentes à conquérir le monde, d’accès au capital et au financement, ainsi que d’investissements dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Or, tous ces aspects sont essentiels pour remporter la course à l’innovation. Nous ne pouvons pas prendre du retard pendant que d’autres pays se donnent les moyens à une vitesse fulgurante de se hisser parmi les chefs de file de l’économie mondiale.

Pour « que le Canada devienne une nation d’innovateurs confiants » et « un pôle mondial de l’innovation » comme le gouvernement l’a annoncé dans son Programme d’innovation, nous devons d’abord nous doter des fondations nécessaires. Pourtant, il manque un élément essentiel à la réussite des futures générations dans l’enseignement offert de la maternelle à la 12e année : l’esprit d’entreprise et d’innovation.

Afin de soutenir pleinement les élèves qui rêvent de lancer leur propre entreprise, il nous faut transformer les programmes d’études, de la maternelle à la 12e année, en fonction des évolutions de l’économie mondiale. Les élèves d’aujourd’hui sont les créateurs d’emplois et les moteurs de l’économie de demain.

On ne relèvera pas ce défi par des séries de conférences ou par d’occasionnels cours de codage informatique. Pour être vraiment concurrentiels et nous adapter à l’évolution de l’économie et des intérêts mondiaux, nos programmes d’études et nos philosophies d’enseignement doivent intégrer de nouvelles compétences générales et spécialisées, afin de mieux préparer les étudiants aux mutations du marché du travail.

Au-delà d’acquérir un esprit critique et la capacité à résoudre les problèmes, les élèves doivent acquérir de l’expérience dans le démarrage et la gestion de leur propre entreprise, expérimenter des idées ambitieuses, et ne pas se contenter du statu quo.

Et surtout, ils doivent envisager l’entrepreneuriat comme choix possible de carrière bien avant le début de leurs études postsecondaires. Tous ces changements exigent d’abord un changement d’attitude. Alors que les États-Unis louent leurs entrepreneurs, en les présentant comme les héros des temps modernes, nos propres entrepreneurs restent relativement dans l’ombre. Selon une récente enquête nationale d’Ipsos, peu de Canadiens sont en mesure de nommer ne serait-ce qu’un seul entrepreneur important. Notre pays abrite pourtant toute une mosaïque d’entrepreneurs canadiens.

Comment remédier à la situation? Comment donner aux enfants l’envie de devenir entrepreneurs?

Il faut que les principaux intervenants (gouvernements, commissions scolaires, secteur privé, entrepreneurs eux-mêmes) se donnent pour mission de susciter la transformation des programmes d’études, de la maternelle à la 12e année. Pour assurer ce changement, il faudra :

  •  Veiller à ce que tous les jeunes aient accès au soutien, au financement, aux conseillers et aux ressources nécessaires à la concrétisation de leurs idées.
  • Envisager la création de lieux phares où les jeunes puissent se réunir pour créer, bâtir et apprendre, ou encore mettre sur pied des programmes d’entrepreneurs résidents pour des élèves qui ont des ambitions entrepreneuriales.
  • Enseigner aux élèves comment gérer une entreprise, la faire évoluer, puis la vendre.
  •  Permettre aux élèves d’acquérir les compétences nécessaires (codage informatique, par exemple) et les amener à penser en termes de design et d’algorithmes dès le plus jeune âge.
  • Étoffer et moderniser les programmes coopératifs et l’apprentissage par l’expérience en multipliant les partenariats intensifs avec les organisations et les entreprises.

Le programme éducatif Basecamp de la Ryerson University est un exemple. Il permet aux élèves du secondaire d’avoir accès au mentorat et aux ressources qui les aideront à réussir en tant qu’entrepreneurs et innovateurs. Les élèves qui suivent ce programme en sortent à la tête de leur propre entreprise émergente. Nous devons offrir aux élèves l’accès à ce type d’apprentissage, sans quoi de grandes idées risquent de rester lettre morte.

La Ryerson University a également mis sur pied une série de « zones d’apprentissage » dans 11 domaines. Inspirées du succès de l’incubateur DMZ, elles permettent aux étudiants de bénéficier d’une forme unique d’apprentissage par l’expérience : L’enseignement et l’apprentissage sont centrés sur les entreprises en démarrage, où les modèles de changements sociaux et les nouvelles idées sont considérés de l’étape du concept à celle de prototype viable. Les étudiants des diverses facultés (administration des affaires, génie, arts, etc.) bénéficient du soutien dont ils ont besoin pour trouver, élaborer et concrétiser des idées ayant l’énorme potentiel d’avoir une incidence positive sur la société.

Mon espoir est vraiment simple : initier les élèves à l’innovation et à l’entrepreneuriat dès leur jeune âge (bien avant leurs études postsecondaires) pour ainsi préparer la prochaine génération de chefs de file à affronter l’avenir avec les compétences nécessaires à l’avènement d’une main-d’œuvre concurrentielle dans un monde de plus en plus automatisé.

Le Canada dispose d’atouts indéniables pour se hisser parmi les chefs de file de l’innovation. Il faut simplement veiller à ce que nos établissements d’enseignement apportent plus tôt aux élèves l’inspiration et les capacités de réflexion qu’exige l’innovation de calibre mondial.

Il nous faut raviver chez les élèves l’idéal qui les a conduits à ouvrir des comptoirs de limonade, et veiller à la transmission de cet idéal dans toutes les sphères d’activité. Il nous faut tenir bon, être plus ambitieux et nous inspirer de l’exemple d’Edward : à l’heure où les autres ne vendent que de l’eau, vendons de la limonade!

-30-

Abdullah Snobar est directeur exécutif de la Digital Media Zone (DMZ) à la Ryerson University, nommée meilleur incubateur universitaire en Amérique du Nord et classée au troisième rang dans le monde. M. Snobar est à la tête d’une équipe qui a à cœur d’aider les entreprises canadiennes en démarrage à se démarquer sur la scène internationale et à réaliser leur plein potentiel. Il a pris la parole à l’occasion de Carrefour 2017, organisé par Universités Canada.

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